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Henriette Levillain et Mireille Sacotte, interrogées

en 2005 pour France Culture dans le cadre de l'Hommage à Saint-John Perse (Sjperse.org), évoquent le talent de conteur du poète.

  

Le poète des Vigneaux : Saint-John Perse

aborde sa période provençale

Ébauche d'un portrait  > Le conteur

  

"Qui fut cet homme et quelle, sa demeure ?"

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© 2014 Saint-John Perse, le poète aux masques (Sjperse.org / La nouvelle anabase). Site conçu, écrit et réalisé par Loïc Céry.

  

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"Nous aimions feindre tous les deux." C'est sans doute dans cet aveu, cette reconnaissance d'une secrète conjonction de deux très grands créateurs, qu'il faut aussi saisir combien tous ceux qui n'ont vu dans la Pléiade et dans ses extrapolations, qu'une simple mystification, se sont privés d'y déceler l'essentiel : à travers la création continuée de l'oeuvre, feindre c'est aussi créer, adresser au lecteur (dupe ou lucide) l'écart d'une rencontre plus substantielle. Sauf à souscrire à une vision étroite et bornée, à ratifier les visions les plus simplistes, il faut prendre au sérieux ce constat, et c'est d'ailleurs en ce sens qu'au sein des études persiennes, a été effectué le juste recoupement entre les faits biographiques avérés et le dispositif de la Pléiade. La "vérité" aparaît certainement dans une conjugaison des deux pôles, déjouant les approches positivistes. Et ce compromis indispensable dépasse d'ailleurs le cas de Saint-John Perse ; il pourrait par exemple s'appliquer tout autant à Malraux lui-même, à propos de qui une biographie de ces dernières années s'est également fourvoyée dans d'inutiles controverses, de la part d'un essayiste qui n'avait pas compris de toute évidence que l'approche de la "vérité" d'un créateur ne peut faire l'économie de toute une intention qui préside aussi à son oeuvre même. La plus grande prudence est dès lors de mise pour envisager les faits établis, et être à même de les lier à la représentation personnelle d'un artiste. D'avoir été bien comprise et appliquée, cette sorte de méthdologie fine a bénéficié aux meilleures approches biographiques de Saint-John Perse, discréditant de facto toute régression en la matière, venant de qui ne serait pas conscient de cette nécessité. Tous les recoupements de cet ordre ont bel et bien été effectués dans la critique persienne : depuis plus d'une vingtaine d'années, qu'il s'agisse de l'établissement de la réalité biographique, en marge des digressions de la "Biographie" de la Pléiade, qu'il s'agisse de la réécriture de la correspondance pour les besoins des Œuvres complètes, ou encore des multiples stratégies utilisées par le poète de son vivant quant à la diffusion de son oeuvre notamment... tout ou presque a été éclairé, par les méthodes les plus rigoureuses et en se gardant des facilités. Le lecteur lambda, désormais, détient les pièces du dossier, pour peu qu'il consente à quelque documentation bibliographique (les indications proposées plus loin ont été établies d'ailleurs en ce sens). Il ne s'agit pas, ou plus exactement, il ne s'agit plus d'un jeu de labyrinthe ou de quelque charade : les outils dont ou pourra faire usage dans ce domaine sont on ne peut plus synthétiques, et élaborés dans le souci d'une clarté réelle. Mais fort heureusement, jamais le coup de dés de cette synthèse disponible à chaque lecteur en quête de lucidité, n'abolira le pari de son adhésion non à la fable, mais au protocole poétique que sut disposer le poète lui-même dans ses Œuvres complètes. Rappelons encore ce qu'en disait dès 1973 Pierre Guerre (dans un article de Critique) :


« Avec les Œuvres complètes se résout, dans une évidence immédiate, le phénomène de dédoublement de la personnalité qui a tant intrigué les scoliastes de Saint-John Perse. Il n'y a pas, il n'y avait pas l'homme public et le poète caché. Il y a un homme qui, dans toute sa personnalité et de toute sa personnalité, a vécu de poésie, a pris règle naturelle de poésie, continue d'en vivre dans sa lumière provençale, et en fait vivre les autres.

Heureux celui qui peut manipuler et considérer cet ouvrage, entre tous attendu, comme objet matériel et comme objet mental, désormais inséparable de lui-même. Non pas un bibelot à mettre sur la cheminée, mais une chose dont la poésie est aliment, et rien moins qu'ornement. Un livre que l'on népuise pas, qui donne sans cesse à voir, et dont, grâce à la poésie, l'on n'épuise jamais la ferveur, la louange, l'inaccoutumance sous une sorte d'insolence de la vie. Le Livre de l'alliance de l'homme avec ce qui l'entoure.»


Savoir se tenir en quelque sorte à l'abri des controverses absurdes qui ont pu être menées à propos d'un Perse pathologiquement mystificateur, c'est aussi se donner à soi-même la possibilité d'aller au-delà des apparences d'une fabrication gratuite, et entrer en poésie par le truchement de cette oeuvre en tant que telle que constitue le volume des Œuvres complètes de la Pléiade. Ce qui vaut pour l'oeuvre, pour sûr, vaut pour l'approche de l'homme : le poète Saint-John Perse provient tant de cet Alexis Leger légendaire présenté dans la "Biographie" de la Pléiade, que du personnage avéré par un parcours propre, par une carrière donnée, et l'itinéraire, en tout, d'un destin d'artiste. En somme, à la question elle-même si énigmatique "Qui tut cet homme et quelle, sa demeure ?" , on pourrait sans risque de se tromper répondre que cet homme fut avant tout poète, et habita son nom et finalement son oeuvre comme un havre essentiel, le creuset de la seule identité qui compta pour un exilé ontologique.

Saint-John Perse en dialogue avec André Malraux

(Remise du Grand Prix national des Lettres, 1959)

« [...] André Malraux m'avait dit : "Perse est moins un poète de la mer que de l'espace. Ne disons pas : du ciel - mais qui sait ! Il est l'oiseau héraldique. L'archétype." Le doigt pointait vers le tableau de Braque, posé sur les bras d'un fauteuil dans le salon bleu de Verrières.

- La poésie la mieux gouvernée se fait oiseau ; elle voit l'homme libre de son ombre, à la limite de son bien. Le jour, ajouta-t-il, où j'ai remis à Perse le Grand Prix des Lettres, nous avons joué à échanger des présents imaginaires. Je lui ai offert la volière d'or de Timour. Nous aimions feindre tous les deux.

Puis sur le ton gouailleur qu'il affectait :

- Le marin, il faut le chercher dans les mots, pas sur le pont. Dans sa lettre à Conrad par exemple. Une évocation de la mer au coeur du désert de Gobi. Pas mal ! Vous devriez la publier dans Le Figaro littéraire... Dites à Léger que je vous ai soufflé l'idée.

Ce fut chose faite [Publiée in Le Figaro littéraire, le 18 novembre 1972.]. Saint-John Perse, à la fois étonné et amusé que Malraux eût connaissance d'une lettre "rédigée avec le plus grand soin" - ce qui, dans son langage, désignait, sans doute, les états successifs.

La lettre à Joseph Conrad n'était pas une bouteille à la mer. Je m'en suis par la suite diverti avec Malraux qui, responsable, écouta l'histoire avec une attention féline.»

Si André Brincourt est tant dans le vrai dans son témoignage, quand il parle des rencontres avec le masque, quand il lui était donné de fréquenter Perse aux Vigneaux, c'est qu'il a compris qu'il s'agissait pour lui d'être confronté au poète essentiel derrière l'identité sociale d'Alexis Leger, ambassadeur de France. "Je ne venais pas entendre Alexis Léger, mais Saint-John Perse", précise-t-il très clairement, ayant trouvé dans ces dialogues (en fait monologues initiés par un tiers) le plus sûr moyen de rencontrer le poète. Poète des fables données pour vraies, poète d'un agencement légendaire du réel, et en fin de compte homme primordial et poète qu'il nous est donné à tous de rencontrer, mieux qu'en aucune voie, dans ses Œuvres complètes de la Pléiade. Métamorphose de l'art que n'aurait pas renié Malraux, dont la complicité avec le Perse de la légende est évoquée par André Brincourt, à travers l'épisode de la lettre  - très imaginaire - à Conrad, dont Malraux encourage la publication dans Le Figaro littéraire :

  

« Comment aller à la rencontre de Saint-John Perse sans se diriger vers la mer, sans gravir ce roc qui la surplombe ? Jusqu'au sommet où le chemin s'efface. A la limite même de cette presqu'île de Giens, après avoir traversé, entre les pins, les genêts et les bougainvillées, ce quartier résidentiel nommé - faut-il en sourire ? - la Polynésie. Avec pour seul accompagnement jusqu'à "la haute maison de mer", ce murmure insistant : tantôt "le lappement de chienne aux caries de la pierre", tantôt "le bruit soyeux du large".

C'était donc en montant vers Les Vigneaux que les mots chantaient. Je prenais mes résolutions : déclencher son souvenir, l'orienter, fût-ce de la manière la plus naïve, d'une simple nom : "Rabindranath Tagore, quand l'idée vous est-elle donc venue de le faire traduire par Gide ?" Ou : "Ce crâne de cristal précolombien du British Museum, pourquoi auriez-vous souhaité qu'il appartînt à Paul Valéry ?" Compter sur le besoin de rééduquer le souvenir comme il aimait à rééduquer son écriture. Remettre au propre ou maquiller ? Reprendre le brouillon verbal, l'infléchir, l'épurer plus que l'enrichir.

Intarissable, fascinant - de sa voix douce comme pour mieux la maîtriser -, Saint-John Perse se livrait, une heure durant, à l'exercice demandé. Par générosité envers l'interlocuteur. Plus sûrement, par discipline envers lui-même. Dorothée, son épouse, parfois présente, s'amusait des variantes. je me laissais envelopper. L'anecdote, chez Perse, ne se limitant jamais à elle-même, s'inscrivait dans une partie vivante, mouvante, de l'oeuvre virtuelle.

Mes visites, chaque été, eurent vite un caractère rituel. Les dispositions d'esprit se préparent. Je savais me rendre chez un des derniers représentants de cette race hautaine, vouée à une probable disparition, me persuaaent, sans trop me forcer, que ce ne sont pas seulement les maîtres à rêver qui deviennent anachroniques, mais ceux-là mêmes qui peuvent encore leur témoigner quelque respect.

Grand âge, nous voici...

A plus de quatre-vingts ans, Saint-John Perse avait atteint l'immarcescible. En cinq étés, je n'ai perçu aucun véritable changement physique, ni dans le maintien, ni dans la démarche, encore moins dans la vivacité de l'oeil. N'étaient une raideur et une prudence qui se renforçaient l'une l'autre, comme une façon de savoir se tenir dans l'éternel. je me suis toutefois demandé si, la mort approchant, il ne disparaissait pas peu à peu sous l'apparence - réservant, par noblesse, à notre seul regard une irréprochable et indestructible forme. Solitaire et seigneurial, fier d'un abandon à soi seul : oiseau de Braque sur fond d'outremer.

De tous nos consanguins, le plus ardent à vivre...

Cet esprit royal, retenu à la crête des vagues, était aussi l'homme le plus ouvert, le plus attentif, pour peu que l'on eût acquis le privilège d'être, selon son expression, "admis dans son intimité". Est-ce parce que nous n'abordions jamais de sujet politique ? Il ne lui déplaisait pas que l'on séparât les propos.

Il y avait en cet homme le goût de se partager. Et, dans ce partage, le souci pour l'un - le poète - d'ignorer l'autre - le diplomate. Plus singulier encore - chez le personnage ô combien officiel, tout autant que chez l'écrivain ô combien secret -, une sorte d'urgence première à se connaître et à se re-connaître en se sur-nommant.

Nul travestissment, comme on a pu le dire. Mais une distance. Avec soi d'abord ; avec les autres, ensuite. Rendre à tout jamais ambiguë la promesse : "J'habiterai mon nom." la distance fut toujours le signe de la noblesse. Mot clef, et clef d'or de son blason.

Après tout, il ne s'est penché sur sa vie qu'à la troisième personne dans la "biographie" de la Pléiade. Histoire de se corriger ou de se respecter mieux ? J'habiterai mon nom. Mais lequel ? Marie-René Alexis Leger ou Leger Leger ? ou, comme tout le monde l'écrit Léger avec un accent ? Persse ou Perse ? Alexis St-J. ? ou Saint-John Perse, ou seulement trois étoiles ?

La vérité est qu'il habitait son masque.

Un grand masque de bronze. Le bronze est un défi au temps - il lui survivra donc, au même titre nobiliaire que son oeuvre. Bouclier contre le destin. C'est à lui que je rendais visite, et je savais son nom. Non point à celui qui, paraît-il, irritait Hitler un peu plus que les autres dans les délégations, mais au poète des éclats de vers. Je ne venais pas entendre Alexis Léger, mais Saint-John Perse.

Lorsque la porte s'ouvrait aux Vigneaux, ce lieu de clarté et de silence, offert à tous les vents, le masque m'accueillait. Il était là, dans l'entrée, à contre-jour, visage galvanisé aux orbites creuses. Comme une invite à mes attentes. Je le saluais, chaque fois, d'un signe convenu, devant que d'aller vers celui qui venait de lui emprunter son regard.

L'oeil brun-noir, vernissé, "en grain de café", avait dit Francis Jammes. Main tendue et vite reprise. Perse, comme Monsieur Teste, avait tué la marionnette.

Le plus souvent, montant le bel escalier de fer forgé, nous allions nous installer à l'étage, dans cette pièce qui, précisait-il, "ne mérite plus de s'appeler cabinet de travail : je n'écris désormais que dans mon lit". Quel pouvait être le vrai sentiment qui le poussait à faire remarquer l'absence de livres ? Il attendait la marque de l'étonnement du visiteur pour préciser : "L'indigestion est une maladie honteuse. Si peu d'ouvrages suffisent à l'esprit. Il appartient à chacun de nous d'en faire le compte."

Désignait-il le "trop-plein", comme il aimait à dire, ou, comme il eût aimé qu'on le pense, ce rêve inavoué de "faire le vide" autour de lui ? Je n'ai connu que Perse pour se flatter, en priorité, de ce qu'il n'vait pas lu (Segalen, par exemple !) Sa sévérité à l'égard des contemporains n'avait d'égale que l'ambiguïté des rares louanges.

- Gide n'a rien écrit qui vaille après Paludes... Valéry ? Moins un grand poète qu'un grand écrivain ; il refusait la part d'insaisissable. Du reste, il n'y a pas de grands poètes méditerranéens. Valéry aurait dû être l'exception à cette règle...

Selon les réactions, il enchaînait alors sur un de ses fantasmes préférés : le naufrage mystérieux de cette bibliothèque paternelle à Pointe-à-Pitre, lors d'un déménagement. La mer avait lavé les mots. Des nombreuses caisses repêchées, on n'avait pu sauver que la page titre des Fleurs du malnullsur les singes ; et je m'étais réservé des aiguillages plus littéraires.

La terrasse, aménagée sur le toit, serait-elle pour uen fois praticable ? Les vents s'y contrariaient symboliquement. Il a mis son panama à large bord.

- Voyez-vous, ce qui me console, c'est qu'à la pointe de Giens, la Méditerranée n'est pas tout à fait elle-même. Du côté de la Tour-fendue et face aux îles, elle se done de petits airs d'Océan. La brume se retient et monte jusqu'à moi. La lumière des Tropiques où je suis né est tamisée, au contraire de celle de la Grèce qui blanchit l'esprit et nous frappe de cécité ! Cette mer me ment pour me plaire.

Il parlait de la clarté voilée de sa maison, non sans quelque mauvaise foi. Il y a tant de façons d'être ébloui. Peut-être cherchait-il un aimable protestation ? Non. Il insistait.

- Les murs blancs ne sont jamais blancs, ils accueillent des relfets changeants. Regardez. A midi, ils sont bleus.

Je regardais. Surtout, ne rien dire. Perse aimait dans mon regard ce qui suspendait le propos, je l'ai vérifié. Ce fut en quittant la terrasse qu'il m'a dit, d'un ton presque agressif :

- J'ai toujours pu scruter la mer sans ciller.

Chaque prétexte était bon pour rappeler ses origines atlantiques, comme si le vent de l'ouest expliquait l'essentiel : le goût du possible et de l'impossible, le chant déraisonnable et prometteur. Saint-John Perse se disait Celte des Antilles.

Hors du rand, ayant sa ligne et sa lignée propres, son sillage personnel. Venu d'ailleurs, et sans amarres - faisait-il appel en nous à ce qu'il nommait lui-même "l'intelligence intérieure" pour la distinguer des rapports de surface que nous établissons avec les êtres et les choses ? Pour nous éveiller à une autre lumière, à une autre réalité, à une autre aventure ? Celle de l'Enfance, celle des Oiseaux, celle du monde débusqué dans son rythme, sa secrète, prodigieuse et amoureuse respiration ? [...]

La politique appartient au temps - lequel retient la bonne et la moins bonne. La poésie n'appartient pas au temps.

Nous qui mourrons peut-être u jour, disons l'homme immortel au foyer de l''instant.

Je le savais de bronze dans sa haute maison de silence et de diffuses clartés. Je l'avais vu, de moins en moins mobile,- gagnant l'immobilité. Comme métallisé dans le soleil de la fin du jour, la voix faiblissant - "toutes stridences tues au coeur sourd du métal", eût dit Rimbaud.

Le visage peu à peu, inexorablement, rejoignait son grand masque promis à, l'intemporel, avec ses orbites vides où tous les regards devenaient possibles.

Grand âge, nous voici. Rendez-vous pris, et de longtemps (...) Le soir descend, et nous ramène, avec nos prises de haute mer... [...]

Savez-vous poiyrquoi Perse cédait si volontiers aux anecdotes ? Parce que, pour lui, l'anecdote n'a jamais existé, mais les éclats changeants de vérités secreètes. Celles qui, le jour tombant, effaçaient pour Son Excellence les humiliations, les faux pas, les futilités officielles - plus gravement peut-être, les justes raisons qui, pour celui qui regardait la mer sans ciller, dérivaient encore au large.

Monologuer ? Une manière d'appendre par coeur ce que l'on veut aussi oublier. A moins que la vie ne soit - comme disait l'Autre de l'amour - "à réinventer".

Entre les mots, cette forme si particulière de mépris. Décidément, la distance fut sa morale : pour se hausser, et tout à la fois se protéger des autres et de lui-même. Se sauver du quotidien, de ses contemporains, et plus encore du grand vent de l'Histoire. Soucieux de demander à la mort de ne pas se méprendre.

Mystérieux besoin de s'appropier à soi-même, selon sa curieuse expression ; nécessité de se nommer, autant que peut porter la voix, dans l'anti-temps venu, alors que les mots contraires risquent de se confondre - arrêt de mort, arêt de vie.»

Saint-John Perse en compagnie d'André Brincourt aux Vigneaux, en 1972

L'un des rares journalistes à avoir eu les honneurs de cette intimité à la fois infiniment courtoise et subtilement retenue des Vigneaux, André Brincourt, qui a longtemps dirigé le Figaro littéraire, a su, dans les magnifiques pages qu'il a consacrées à Perse dans Messagers de la nuit (Grasset, 1995), aller magistralement droit à l'essentiel quant à cette coutume de conteur (ces pages donnent une large place à quelques-uns de ces récits que les persiens connaissent par coeur : l'enfant-Shiva, le singe mourant, le crâne de cheval mongol...), y distinguant "les éclats changeants de vérités secrètes" et, somme toute, "une partie vivante, mouvante, de l'oeuvre virtuelle". Peut-être personne mieux que Brincourt n'a su nommer avec une lucidité aussi aiguë que celle dont il a fait preuve, ce que recelait au fond cette diplomatie de l'anecdote - à tel point qu'on serait presque tenté de souligner vivement tout ce qu'il en dit, avec des mots si exacts, si justes. Il faut donc relire certains extraits de Messagers de la nuit à ce propos. A la faveur du récit de ses visites durant cinq ans au poète des Vigneaux, André Brincourt livre dans son ouvrage, mieux qu'un énième portrait, un décryptage très subtil de ce langage du masque que délivrait en quelque manière Saint-John Perse à ses visiteurs élus :

En 1988, le Professeur Jean Bernard publie un ouvrage sur les évolutions de la médecine, où il choisit comme titre un mot de Perse : C'est de l'homme qu'il s'agit. Dans l'extrait vidéo présenté ci-contre, interrogé par Jacques Chancel sur Antenne 2 dans son émission "Figures", le scientifique raconte ses souvenirs de Saint-John Perse, qu'il a soigné dans les dernières années de sa vie pour le cancer des os dont il souffrait. Il évoque ici à son tour cet éminent don de conteur qu'était celui du poète. On peut d'ailleurs retrouver dans l'anecdote qu'il livre ici, la trace d'un récit fait maintes fois par le poète par ailleurs, présent aussi parmi les nombreuses histoires dont foumille le Portrait de Saint-John Perse de Pierre Guerre.

Le poète des Vigneaux, ce Saint-John Perse de la dernière époque provençale, saura mieux que jamais distiller son talent de conteur. Confrontées à cet accueil princier que le poète savait réserver à ses hôtes, et face à cette sorte de protocole des récits, Mireille Sacotte et Henriette Levillain, ont elles aussi eu la chance de rencontrer le poète à cette époque. Tout comme Roger Little, tout comme en a témoigné également Pierre Guerre, elles ont compris qu'il s'agissait là quasiment d'un rituel, riche pour le critique qui saurait en tirer profit, des bribes d'un imaginaire que l'on trouve à l'oeuvre dans les poèmes achevés. Au-delà donc de l'exquise conversation qui se trouvait alimentée ce faisant par une manne quasi-inépuisable, le poète, prenant "place au pied du térébinthe" tel le conteur d'Anabase, livrait ainsi à ses interlocuteurs si privilégiés, les clés complémentaires des voies de son imaginaire si riche, si profus.

Et le Conteur prend place au pied du térébinthe...


Tous les témoignages convergent : Saint-John Perse savait déployer un talent de conteur hors pair devant ses interlocuteurs privés. Imperturbablement, inlassablement, il se plaisait à dérouler la litanie inventive ou répétitive de mille et une anecdotes qui semblaient attester la permanence du poète dans la fréquentation même occasionnelle que pouvait entretenir avec l'homme quelques happy few. Infini charme de ces séances de récits improvisés et savamment contrôlés par le poète-conteur - quand Bosquet lui-même ne cacha pas en revanche sa lassitude devant le caractère systématique et redondant de ces moments. Il ne faut pas se leurrer sur l'aspect de "représentation" de cette coutume personnelle, mais il ne faudrait pas pour autant négliger là une trace tangible de l'imaginaire en action. Pierre Guerre en a fait l'essentiel de son Portrait de Saint-John Perse, fondé sur les nombreux entretiens qu'il avait eus avec le poète, dont il fut en quelque façon le scribe fasciné. Bien sûr, ces récits constituent pour la recherche une source inépuisable, et leur décrytage voire leur exploitation a fourni depuis quelques années les motifs d'investigations, de recoupements multiples et féconds. Dans cette multitude d'anecdotes, de petits récits donnés pour vrais, éclats d'un imaginaire doté de ses repères propres, il n'est pas étonnant de voir Saint-John Perse changer les versions au gré de son auditoire et des occasions. De passage aux Vigneaux en 1957, il note (à lier au passage cité plus haut) :


« Un escalier qui pourrait être monumental s'il n'était pas un peu trapu, mène à un salon où pendent quelques broderies historiées, rapportées de Chine (et qu'une des soeurs de Perse avait gardées) ; au milieu des fauteuils et divans s'étale un extraordinaire tapis circulaire, de quelque quinze mètres de diamètre : il est fait de la peau de trois cents singes d'Abyssinie, tous identiques. Une tache ovale et noire au centre, entourée d'une zone blanche. Je le baptise : "le soleil des singes". Perse m'explique qu'un chef tribal d'Afrique-Equatoriale française le lui avait offert, après quelques menus services, et que le massacre des animaux avait eu lieu en son honneur. Mais j'ai entendu bien d'autres versions.»


L'année suivante, rendant visite au poète de passage à Paris :


« Il y a trois jours, coup de téléphone de Perse. je vais le voir au 5 de la rue Bonaparte, où il occupe provisoirement un petit rez-de-chaussée Empire, sur la cour. Il m'explique :

- Je ne serais passé à Paris qu'en coup de vent, mais j'ai eu un accident en Amérique, avant d'aller m'installer à Giens, qui me retient ici. J'étais monté sur un sapin de grande taille, une hache sous le bras et une scie sous l'autre. Les arbres se vengent. La branche que laquelle je me trouvais a cédé. J'ai lâché les outils et, en tombant, me suis accroché à une autre branche. Celle-ci a cédé à son tour et je suis tombé sur des rochers qui surplombaient un petit étang. je n'ai pu m'empêcher de glisser dans l'eau. je suis sorti tout couronné d'herbes et de fleurs, l'épaule et l'avant-bras luxés. [A ce point de son récit, je me suis souvenu d'une autre version du même accident : celle où il y avait aussi un Noir qui, le voyant sortir de l'étang, a crié au miracle ! Les histoires de Perse ont de nombreuses variantes, selon l'auditeur.

Le 28 décembre 1988, Jacques Chancel reçoit le Professeur Jean Bernard sur France 2 dans son émission "Figures".